Du char d'assaut au concept-car

Peugeot et l'éternel retour vers l'électrique

Tout au long de son aventure dans l'automobile qui a débuté à la fin des années 1880, Peugeot, la marque au lion, n'a cessé d'être en veille technologique en matière de propulsion électrique. De ses premières camionnettes zéro émissions en 1902 à sa e-208 en 2019, en passant par son VLV en 1941, sa 106 Electric en 1993 et ses multiples concept-cars (Ion en 1994, BB1 en 2009, e-Legend en 2018…), chronique d'un concubinage avec la fée électricité promis, semble-t-il, à un bel avenir à l'heure des préoccupations écologiques planétaires grandissantes.

C'est lui qui, à la fin du XIXe siècle, a tracé le premier sillon, lui qui a semé les premières graines au pouvoir germinatif intact en ce début de XXIe siècle. Lui, c'est l'ingénieur Armand Peugeot (1849-1915). Ce féru de nouveautés, qui traînait derrière lui une réputation de fieffé fantaisiste et détonnait dans un pays de Montbéliard aux mentalités modelées par l'austérité protestante, a cru très tôt en un avenir radieux pour l'automobile. En faisant fi des lazzis et des quolibets.


En 1892, il déclara : "Je suis persuadé que la locomotion automobile est appelée à prendre un développement énorme. Si nous sommes assez hardis et habiles, nous ferons de Peugeot l'une des plus grandes affaires industrielles de France". D'aucuns pensaient alors que l'automobile était un gadget, une lubie. Qu'elle ferait pschitt. C'est, il est vrai, une constante de l'histoire humaine : les visionnaires amusent, sont moqués, agacent, avant d'être honorés, encensés, glorifiés. Souvent longtemps après leur éclair de génie ; parfois après qu'ils sont passés de vie à trépas.

Quand, à la fin de l'année 1888, ce pionnier, qui fut moins un inventeur qu'un constructeur, s'attela à la préparation de ses premières voitures sans chevaux, "il avait le choix entre trois modes de propulsion", liste Hervé Charpentier, conservateur du Musée de L'Aventure Peugeot à Sochaux, dans le Doubs. "Il y avait le moteur à vapeur, le plus usité, le plus connu, le plus maîtrisé ; le moteur électrique, efficace et disposant d'un couple immédiatement disponible ; et le moteur thermique (à essence) qui allait s'imposer parce que le pétrole était abondant et bon marché." Certes, le moteur électrique avait fait ses preuves, mais il souffrait d'un sérieux handicap. "Il nécessitait des batteries (au plomb) très lourdes, encombrantes, qui se déchargeaient rapidement et mettaient un temps fou à se recharger à cause d'accumulateurs basiques", poursuit le conservateur. "Il n'était pas pratique d'autant que le courant, à cette époque, n'était pas disponible partout."

Armand Peugeot,
un homme "fantasque,
mais pragmatique !"


Armand Peugeot retient d'abord la chaudière à vapeur instantanée de Léon Serpollet pour propulser sa toute première automobile. Il adapte cette "cocotte-minute" sur le plus stable des tricycles alors fabriqués par la marque au lion (c'est elle, ne l'oublions pas, qui a imposé le cycle en France).


La Peugeot-Serpollet Type 1 était née ; elle a marqué les esprits lors de sa présentation à l'Exposition Universelle de Paris en 1889. Pour autant, la propulsion électrique n'est pas abandonnée. Elle ne le sera jamais. "Au cours de son histoire, Peugeot a toujours été, en la matière, en veille technologique", rappelle Monsieur Charpentier. "Armand Peugeot était peut-être quelqu'un de fantasque, mais il était avant tout pra-gma-ti-que ! Il disait : ''L'électrique, ça ne marche pas aujourd'hui, mais demain ce sera possible !'' En fait, la marque a d'abord cru que les trois énergies correspondaient à des marchés bien distincts : l'essence pour la voiture particulière ; la vapeur pour le véhicule utilitaire ; et l'électricité, qui offrait une capacité d'accélération sans pareille, pour le bolide de course.

Le conservateur précise : "Aujourd'hui, on a une vision déformée des premiers temps de l'automobile. À cette époque, les familles aisées avaient une voiture pour aller se promener à proximité de chez elles. C'était un signe extérieur de richesse. On ne s'en servait pas pour se rendre sur son lieu de travail." Invention technologique majeure, l'automobile s'est peu à peu et irrémédiablement démocratisée et a, est-il nécessaire de le rappeler, bouleversé en profondeur nos sociétés. Au tournant des XIXe et XXe siècles, la France comptait plus de deux cents constructeurs ; une fraction seulement, dont Peugeot, a tiré son épingle du jeu. Le Lion met les doigts dans la prise en 1902 afin de mouvoir des véhicules de livraison sur de petites distances. Quelques exemplaires voient le jour, mais le projet fait long feu. La faute à des accumulateurs bien trop lourds et envahissants qui obèrent la capacité de chargement de ces ancêtres des utilitaires. Il faudra attendre 1926, et une épreuve organisée par l'Union des syndicats d'électricité, pour que Peugeot dégaine quatre nouveaux véhicules carrossés par la maison Janoir : une camionnette, deux conduites intérieures et un taxi. La première a parcouru sans recharge la plus longue distance - 211,6 kilomètres - à la vitesse supersonique de… 17,5 km/h. Cette initiative est restée sans suite commerciale.

Entre-temps, le premier conflit mondial a donné un coup d'accélérateur à la motorisation électrifiée. En période de guerre, l'armée dispose de crédits quasi illimités pour espérer prendre un avantage technique ou scientifique décisif sur l'ennemi qu'il faut abattre à tout prix.

Le premier hybride, un char d'assaut de 1917

"On entend souvent dire que les motorisations hybrides sont récentes, mais c'est faux !", rectifie Hervé Charpentier. "Le premier hybride, c'est un blindé fabriqué par Peugeot en 1917." La marque au lion, qui avait alors répondu à une sollicitation du Ministère des armées, avait lancé l'étude d'un char d'assaut de sept tonnes (muni d'un canon de 75 mm) en collaboration avec l'ingénieur Étienne Oehmichen (1884-1955), pionnier du stroboscope et de l'hélicoptère, né comme Armand Peugeot à Valentigney, dans le Doubs. Sa conception cultivait l'originalité : "Il était équipé d'un moteur essence couplé à une génératrice électrique", détaille le conservateur. "Celle-ci alimentait les inducteurs de deux moteurs électriques placés directement dans les barbotins (roues dentées) qui entraînaient les chenilles. Il a été fabriqué à un seul exemplaire, mais n'a pas été retenu par l'armée française en raison de son poids jugé excessif."

La guerre – encore elle – va donner une nouvelle impulsion aux motorisations électriques. "En octobre/novembre 1940, Peugeot crée deux prototypes sur une base de 202 avec des batteries logées à l'avant", raconte Henri Auger, grand connaisseur de l'histoire du Lion et bénévole au sein de l'association L'Aventure Peugeot Citroën DS. "Les essais furent très concluants, mais le Comité d'organisation de l'automobile (une institution d'État créée par le régime de Vichy pour régir l'activité des constructeurs et piloter leur approvisionnement) s'opposa au développement en série de la voiture électrique." 

Le gouvernement collaborationniste a tout simplement refusé qu'un constructeur automobile se mêlât aux entreprises d'électricité. Peugeot n'a pas baissé les bras pour autant. Bien au contraire. Il est le seul grand constructeur automobile à s'être intéressé à la propulsion électrique sous l'Occupation. L'essence étant rationnée, on a cherché des sources d'énergie de substitution. Le 1er mai 1941, le Lion a créé la surprise en annonçant la commercialisation de son Véhicule Léger de Ville (VLV), un mini-cabriolet (cyclecar) à deux places décalées, économique et à usage urbain. "Mesurant 2,67 mètres de long et 1,21 mètre de large, et pesant 350 kg, dont 160 pour les seules batteries, le VLV bénéficie d'une carrosserie en aluminium", détaille Monsieur Auger.

"Positionné entre les roues arrière, le moteur développe 3,3 chevaux (2 250 tr/mn). Il est alimenté par quatre batteries de 12 volts offrant une autonomie de 75 à 80 kilomètres avec une vitesse maximale de 36 km/h."  Produit en région parisienne, à La Garenne, à 377 exemplaires jusqu'en 1943 (Sochaux est sous la coupe allemande), il était réservé aux détenteurs de bons d'achat, c'est-à-dire principalement aux postiers et aux médecins. Pour recharger son VLV, il suffisait de le brancher une nuit durant sur une prise de 110 volts. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pétrole redevient roi, pour ne pas dire empereur ; la propulsion électrique ne fait plus partie des premières priorités.

3 542 Peugeot 106

en version 100% électrique

Il faut attendre les années soixante-dix, et la décennie suivante, pour voir Peugeot repartir de l'avant et s'allier à Alst(h)om et EDF afin de proposer des prototypes de 104 électriques (quatre coupés et trois fourgonnettes), puis des utilitaires J5 et J9 destinés aux collectivités et entreprises. À la fin des années 80, des J5 zéro émission ont été utilisés par le fournisseur d'électricité français sur ses sites nucléaires, dont celui de Cattenom en Moselle. Un pas supplémentaire est franchi en juin 1984 avec la présentation aux pouvoirs publics et à la presse de la 205 électrique, "un projet important", rappelle le conservateur du musée de L'Aventure Peugeot, "avec la fabrication d'une bonne vingtaine de véhicules, de la berline trois portes à la fourgonnette, en passant par le cabriolet et la berline cinq portes." Les batteries et le bloc moteur étaient placés à l'avant. Esthétiquement, rien ne distinguait la 205 électrique de sa version thermique. "Il y a quelques mois, on a retrouvé des photos originales de la gamme 205 grâce à un bénévole de l'association L'Aventure Peugeot Citroën DS", poursuit-il. "Pour concevoir le cabriolet, les ingénieurs étaient partis du CTI. Seul le combiné d'instruments sur la planche de bord trahissait qu'on était dans un véhicule électrique."

Le premier grand et vrai coup électrique de Peugeot auprès des particuliers survient en 1995 avec la 106 Electric équipée de vingt batteries SAFT nickel-cadmium. La conscience écologique grandissait dans l'opinion publique. Ce lancement commercial a été précédé d'une expérience menée entre fin 1993 et fin 1995, en partenariat avec EDF et la communauté d'agglomération de La Rochelle, avec vingt-cinq exemplaires testés par des particuliers, des professionnels et des administrations locales. Vitesse maximale : 91 km/h. Autonomie : 80 kilomètres. La 106 fut produite de 1990 à 2003 à près de 2,8 millions d'exemplaires dont 3 542 entièrement électriques (de 1993 à 2003).

Les concept-cars Ion et TULIP, ancêtres du i-cockpit et d'Autolib'

De 1990 à 2010 plusieurs concept-cars sont venus illustrer la veille technologique de Peugeot en matière de propulsion électrique : Ion – première du nom – en 1994, TULIP et Touareg en 1996, le petit quadricycle BB1 présenté à Francfort en 2009 et EX1, en 2010, détenteur de six records d'accélération internationaux réalisés à Montlhéry, en Île-de-France, et en Chine.

La dernière proposition 100% électrique marquante de Peugeot n'est pas la moins intéressante. Dévoilé en 2018 au Mondial de Paris, e-Legend concept est un coupé néo-rétro qui rend hommage à la Peugeot 504 Coupé (celle-ci a fêté ses cinquante ans la même année). Il a permis à la marque de préciser sa vision de l'expérience 100% autonome, électrique et connectée avec un habitacle futuriste, concentré d'éléments très technologiques (seize écrans de tailles différentes logés, par exemple, dans les pare-soleil et les portes) et de matériaux nobles.

"Ion est le premier véhicule à disposer d'une IHM, une interface homme/machine, avec de gros pixels et des boutons partout", souligne Hervé Charpentier. "C'est le grand-père du i-cockpit." Il appuie : "TULIP, acronyme de Transport Urbain Libre Individuel et Public, est l'ancêtre d'Autolib'. À sa sortie, c'était un véhicule révolutionnaire, mais beaucoup trop en avance sur son temps. On nous a ri au nez en affirmant que personne ne serait jamais intéressé par un petit véhicule capable de se recharger tout seul ! Aujourd'hui, tout le monde applaudirait des deux mains." 

Les batteries de TULIP se remplissaient par induction depuis des parcs disséminés aux quatre coins de la ville. Il était accessible à un jeune âgé de 16 ans titulaire du permis A (moto) et limité à la vitesse de 45 km/h (75 km/h pour un conducteur titulaire du permis B). L'autonomie avoisinait les 60 kilomètres. Le musée Peugeot en possède six exemplaires.

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Un train de retard avec l'hybridation

Si le Lion a toujours été en veille en matière de propulsion électrique, il a raté le train de l'hybridation et a dû mettre les bouchées doubles pour rattraper son retard, même s'il a conçu un char d'assaut en 1917 et un hybride diesel en 1991 (à partir d'un 405 break) qui n'a pas été commercialisé. Après le succès de la Toyota Prius HSD lancée en 1997, PSA Peugeot Citroën a initié un projet de R&D qui a débouché sur la fabrication de prototypes de Peugeot 307. En 2011, le groupe a lancé la Peugeot 3008 première génération équipée du premier moteur HYbrid 4 de série (transmission intégrale). Mis au point avec l'équipementier allemand Bosch, celui-ci allie un moteur diesel et un moteur électrique. Quatre ans après la concurrence allemande – sans parler des marques japonaises, coréennes et britanniques –, Peugeot a fait son entrée dans l'univers des hybrides rechargeables (fin 2019) avec la 508 en combinant un moteur classique à combustion interne et un moteur électrique dont les batteries peuvent se recharger sur une borne. Posséder cette technologie est imparable pour respecter les normes européennes qui interdiront à tous les constructeurs de dépasser une moyenne de 95 g de CO2/km dès 2021, sous peine de très lourdes sanctions financières.

D'ici à 2025, PSA disposera d'une gamme 100% électrifiée. Les cinq marques du groupe (Peugeot, Citroën, DS Automobiles, Opel et Vauxhall) proposeront toutes des véhicules 100% électriques (zéro émission) ou hybrides rechargeables émettant moins de 49 g de CO2/km. Parmi les derniers-nés zéro émissions du groupe PSA figure la citadine Peugeot e-208 avec ses 340 kilomètres d'autonomie en cycle d'homologation WLTP (Worldwide Harmonized Light-Duty Vehicles Test Procedure). En vigueur depuis septembre 2017, cette procédure d'essai mondiale harmonisée permet de déterminer la consommation de carburant et les émissions de gaz d'échappement au plus près des conditions réelles d'utilisation des véhicules. Trente minutes de chargement sur une borne rapide (100 kW) permettent à la e-208 de récupérer 80% d'autonomie. Un chargement complet nécessite seize heures sur une prise domestique et cinq heures et quinze minutes avec une Wall Box (11 kW).

Horizon bien dégagé

pour le rétrofit

L'Aventure Peugeot Citroën DS, qui veille sur le patrimoine des trois marques avec les yeux de Chimène et cherche à diversifier ses sources de financement, manifeste aujourd'hui un intérêt croissant pour le rétrofit/hybridation des voitures classiques. Cette opération à cœur ouvert consiste à remplacer le moteur thermique d'un véhicule, essence ou diesel, par un moteur électrique à batteries ou à hydrogène (pile à combustible). L'Aventure devrait très vite proposer ce service au grand public.

Ne risque-t-elle pas de fâcher tout rouge les puristes attachés à l'intégrité patrimoniale ? "Le rétrofit répond aux enjeux majeurs de développement durable et de mobilité propre, aux attentes de passionnés comme aux contraintes réglementaires de circulation de plus en plus nombreuses", justifie cette gardienne du temple. "Il permet de donner une seconde vie aux voitures anciennes et davantage de liberté de circulation. Nous nous engageons sur cette voie avec l'appui de PSA Groupe, expert des solutions électriques de grande série."

Les métamorphoses de l'automobile et de son industrie sont une histoire sans fin.

A VOIR

Exposition "ELECTRIQUES" au Musée de L'Aventure Peugeot à Sochaux (Doubs), avec les e-véhicules du Lion de 1941 à 2010, jusqu'au dimanche 31 janvier 2021.

Tarifs d'entrée du musée : 9 euros (adultes), 5 euros (enfants de 7 à 18 ans, étudiants, personnel PSA), gratuit (moins de 7 ans, membre de L'Aventure Peugeot Citroën DS).

Pour suivre l'actualité du musée et de l'association L'Aventure : facebook.com/AventurePeugeot ; www.laventurepeugeotcitroends.fr

Textes : Alexandre BOLLENGIER

Photos :

Fonds de Dotation Peugeot

pour la Mémoire de l’Histoire Industrielle -

Christian LEMONTEY

Montage : Service SUPPORT ERV