La forêt
vosgienne

flambera-t-elle comme
une torche australienne ?

Un petit degré. Celui qui change tout et qui inquiète. Car comme un effet papillon dévastateur, ce degré moyen de hausse des températures à l’échelle de la France au XXe siècle entraîne une multitude de conséquences.

Qui dit hausse des températures dit moins de précipitations, asséchement du sol en profondeur et risques d’incendies majeurs. Pour l’instant, c’est vers les forêts de Californie ou d’Australie que tous les regards sont tournés. Mais un article paru en août sur le blog de Libération « Géographies en mouvement » et signé par Gilles Fumey, ancien directeur de l’association de développement du FIG (Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges ) a attiré le nôtre, de regard. Par son titre d’abord : « Quand les Vosges flamberont comme une torche australienne ».

Les Vosges comme l’Australie ?

Nous nous sommes penchés sur la question : verra-t-on un jour ce scénario catastrophe dans les Vosges ? Des centaines d’hectares ravagés par les flammes, des maisons détruites, des habitants évacués ? Possibilité, probabilité ou catastrophisme ? On ne va pas faire de suspense plus longtemps : un peu des trois à la fois.

Qui sont les auteurs
de ces enquêtes ?
Quelles sont leurs conclusions ?

Qui est Gilles Fumey ?

Gilles Fumey est un géographe, enseignant chercheur spécialisé dans la géographie culturelle et notamment dans l’alimentation. Depuis 2008, il est Professeur à la Sorbonne où il a lancé un master alimentation. Fidèle du Festival international de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges depuis des années, il est vice-président de l’association organisatrice.

Sur quels éléments se base-t-il dans son article ? Gilles Fumey cite de très nombreuses sources dans son article qui est très bien documenté. Il rappelle tout d’abord les derniers incendies de forêt en France de plus en plus fréquents en raison de la sécheresse. Il cite ensuite Frédéric Ficht, de l’ONF à Mulhouse, le maire de Masevaux, Laurent Lerch ou encore le biologiste botaniste Francis Hallé au muséum de Paris qui estime que les plantations monospécifiques sont plus vulnérables.

Pourquoi en arrive-t-on
à ce constat ?

Votre article prévoit un scenario du pire. L’avez-vous écrit de sorte à faire réagir les autorités dès maintenant ou est-ce déjà trop tard ?

"Il n'existe pas de scénario du pire : le 10 septembre 2001, personne n'accordait de crédit à des scénarios qui ont pourtant décrit ce qui allait se passer le lendemain lorsque deux avions percutent les tours du World Trade Center... Et actuellement les Californiens vivent dans l'une des régions les plus riches du monde, chassés de leurs maisons par les incendies de forêt."

"Pour autant, est-il trop tard ? Il n'est jamais trop tard. Un de vos confrères du Journal de la Haute-Marne écrit (28 août 2020) : "La forêt d'hier est en péril, la nouvelle est à inventer". On l'a inventée, il faut juste prendre la mesure de la menace et agir."

Si ce n’est pas encore trop tard, quelles peuvent être les décisions à mettre en œuvre très vite ?

"Ce n'est pas à moi de le dire, même si j'ai mes convictions. Il faut un dialogue franc entre l'Etat, les collectivités territoriales et les propriétaires privés. Et que chacun prenne ses responsabilités. Mais surtout, on doit cesser de voir la forêt comme une ressource inépuisable. Toute une littérature scientifique sur l'environnement met en garde contre les effets délétères d'une vision purement économique de la nature."

Peut-on faire une différence de traitement entre forêts privées et forêts publiques puisque celles du Grand Est présentent la particularité d’être plutôt petites et privées ?

"Non, cessons de légiférer à la petite semaine. La forêt est un tout, même si les propriétés sont morcelées. Tout propriétaire, l'Etat comme les particuliers, a des devoirs envers les citoyens.

On a l’impression qu’il y a de multiples organismes et décideurs qui gèrent la forêt (ONF, centre national de la forêt privé, etc) et un code forestier relativement contraignant encadre aussi son exploitation. Est-ce que c’est trop ? Plus il y a de monde, plus il risque d’y avoir d’interférences pour concilier l’aspect social, économique et écologique de la forêt.

"Certes, le code forestier doit être adapté au changement climatique. Mais il n'est pas conçu, à l'origine du moins, pour mettre des bâtons dans les roues des exploitants de la forêt. Il y a des choix, parfois douloureux à faire, mais si on tente de prévenir une catastrophe, rien ne compte plus que la prévention d'un gigantesque brasier aux portes de nos villes."

Quels sont les retours que vous avez eus suite à l’article ?

"Oui, certains forestiers locaux se plaignent de la bureaucratie, de la lenteur des institutions. Ils comparent ce qui se fait en France avec ce qui se fait en Allemagne. La question pour moi est celle-ci : sont-ce les forestiers qui doivent définir la politique de la forêt en France ? Ou les citoyens ? Certes, ils ont une expertise, mais compte tenu de la situation alarmante dans laquelle nous sommes, il est important que tout le monde soit mobilisé."

Une analyse partagée
par de nombreux médias

L’analyse de Gilles Fumey sur le réchauffement climatique et la forêt parue dans Libération a circulé dans de nombreux journaux cet été et les arguments ont d’ailleurs été repris en boucle. "Sécheresse, notre forêt se meurt", c’est le titre du Parisien dans un dossier publié le 3 septembre. L’enquête nous mène dans la forêt domaniale de Tronçais l’un des plus beaux massifs forestiers de France et une infographie nous montre les mécanismes de défense de l’arbre fragilisé par la sécheresse.

Dans son édition du vendredi 4 septembre, le Figaro titre "Après un été très sec, les forêts souffrent". L’enquête se concentre sur le quart Nord Est de la France où des "millions d’arbres dépérissent à cause de la sécheresse". L’article décrit la sénescence des feuilles qui tombent avant l’heure. Signe d’espoir : les forêts récentes, "qui ont retrouvé une biodiversité satisfaisante rapidement" résistent mieux.

Dans Libération toujours le vendredi 10 août : "Sécheresse, dans nos forêts ça sent le sapin" nous emmène à Vierzon-Vouzeron.

Les experts contactés
par la rédaction

Le directeur territorial d’ONF Vosges, Denis DAGNEAUX

Denis Dagneaux ne cesse de le répéter ces derniers mois et ces dernières années. Il y a urgence à agir pour sauver la forêt vosgienne frappée de plein fouet par plusieurs années de sécheresse et par le cortège d’agressions de parasites (scolytes, chenilles processionnaires) que cette dernière entraîne. Sans oublier le gibier, qui ne donne aucune chance aux jeunes pousses dans certains secteurs de la forêt en raison de la surpopulation. Le directeur départemental de l’ONF a fait ses calculs : « Ces deux dernières années, un arbre sur dix est mort en forêt vosgienne. Rien qu’en forêt domaniale, nous avons déjà environ 3 500 hectares à reboiser ». Une vraie tempête silencieuse bien plus pernicieuse que celle qui avait couché une partie de la forêt vosgienne en 1998.

Roger PERRIN,
président de l’Association
des propriétaires forestiers privés

Nos forêts sont très durement touchées par le changement climatique. La forêt du Grand Est, et particulièrement celle de notre département, connait depuis trois ans une crise sanitaire sans précédent (scolyte de l’épicéa, dépérissement des sapins et des hêtres, chalarose du frêne, chenilles processionnaires des chênes). Tant pour la forêt publique que privée, la crise des scolytes de l’épicéa a considérablement diminué les recettes tirées de la vente des bois : aujourd’hui les volumes impactés sont tellement importants que tout ne pourra être récolté et pour ce qui arrive à trouver preneur, les prix sont extrêmement minimes. Notons que si la forêt privée ne représente qu’un tiers de la surface forestière vosgienne, les plantations d’épicéa touchées par les scolytes sont réparties moitié-moitié entre privé et public, car les plantations ont pour beaucoup été réalisées sur des parcelles privées suite à la déprise agricole.

Christophe SHILT, chef
du service commun régional
à la Chambre régionale
d’agriculture du Grand Est,
chargé de la valorisation bois
du territoire

"C’est un débat très important qui est pris en compte à l’échelle nationale et que nous menons sur le terrain." Pour lui, non, la forêt vosgienne ne va pas flamber comme une plantation d’eucalyptus. Pour deux raisons : "Ce ne sont pas les mêmes types de peuplement dans les forêts du Grand-Est que dans les forêts d’Australie et l’eucalyptus est une essence particulièrement sensible au feu." En revanche "le risque d’incendie existe évidemment chez nous. Les sols sont secs, la végétation manque d’eau, le bois meurt. La principale difficulté est l’inadéquation entre la rapidité du changement du climat et les capacités d’adaptation des espèces. Ce sont deux échelles de temps différentes." Des plantations d’épicéas qui datent de 20 ou 30 ans à l’heure où l’on ne parlait pas du tout de réchauffement climatique sont aujourd’hui fragilisées. "Nous avions peu de connaissances à l’époque, désormais les choses sont différentes. On ne peut pas savoir exactement comment sera le climat à l’avenir, mais ce qu’on fait là, c’est préparer le futur pour construire une forêt qui soit productive, écologique et sociale."

Dans les faits
qu’observe-t-on ?

Les résineux sont-ils
en mauvais état ?

Dans son article, Gilles Fumey affirme que « près de 7 millions d’hectares de forêt sont menacés par des incendies en France. Auxquels il va falloir ajouter les menaces pesant sur les forêts monospécifiques de résineux des Vosges. » Mal en point, nos résineux ? Impossible de le nier, il suffit de passer devant pour le constater. Partout à travers le département, ils rougeoient et blanchissent. A force de souffrir de la sécheresse, les arbres s’épuisent et sont plus sensibles aux attaques des insectes. Si les scolytes font des ravages, c’est parce que les résineux n’ont plus la force de les repousser. A Ramonchamp (88), ce qui était encore il y a quelques années des cathédrales de verdure, sont en train de mourir à petit feu, consumés par le manque d’eau. Même chose à La-Vôge-les-Bains, Saint-Baslemont ou Le Ménil. C’est tout un patrimoine qui disparaît, obligeant les communes à faire des coupes supplémentaires et à vendre les grumes à prix bradés, mettant ainsi toute une filière (55.000 emplois dans la région) dans une situation économique difficile.

Trop de coupes ?

Dans son article, Gilles Fumey donne plusieurs chiffres (« intensification des coupes de bois soit plus 49% en moyenne annuelle entre 2016 et 2018 par rapport à 2011 à 2015 pour l’UE »). Des chiffres que nuance Christophe Shilt pour la région. « Il y a en France un code forestier très protecteur. On ne peut pas faire n’importe quoi et depuis longtemps. Les récoltes sont cadrées et la forêt est pensée pour l’avenir, avec des obligations de reconstitution. » En plus, qui dit coupe ne dit pas forcément gain financier, on l’a vu. Vendre à prix bradés des grumes parce qu’elles sont en mauvais état ne rapporte rien. Mieux, sur des petites parcelles « cela coûte de l’argent au propriétaire de les faire récolter. »

Un arrêté préfectoral
renforcé cet été contre
les feux de forêt

Le département des Vosges a été placé par le préfet Pierre Ory en alerte sécheresse renforcée cet été le 2 août avec pour la première fois des mesures concernant l’interdiction de remplissage des jacuzzis et bains à bulles dans les locations privées. L’arrêté est en vigueur jusqu’au 30 septembre.

Un arrêté préfectoral renforcé a également été pris cet été afin d’éviter les feux de forêt. Sur l’année 2019, près de 37 feux de forêt se sont déclenchés dans le département des Vosges en raison de la sécheresse. Neuf incendies sur dix sont d’origine humaine. Fumer est interdit en forêt dans les Vosges, les barbecues et l’écobuage sont également interdits.

Une parcelle expérimentale
à Monthureux-sur-Saône

Sur le secteur de Monthureux-sur-Saône, dans la plaine des Vosges, la forêt est d’abord connue pour ses chênes. Mais une parcelle, située près du village, était jusqu’à récemment peuplée d’épicéas. En souffrance à cause du scolyte et de la sécheresse, ces derniers devenaient dangereux. L’ONF a donc décidé de les couper.

"La question se pose de savoir quoi replanter", explique Stéphanie Rauscent, responsable d’unité territoriale Darney-Bains. "On a décidé d’en faire un outil pédagogique expérimental." La parcelle, d’environ un hectare et demi est visible du village, accessible rapidement à pied. Elle se situe à côté d’un espace naturel sensible. Pour savoir quoi replanter, une analyse des sols va être effectuée. Ces mêmes sols seront nourris pendant deux ans par les branchages restés à terre. "On va créer un sylvatum et planter des essences qui se protègent les unes les autres." La parcelle sera divisée en petits parceaux d’environ dix mètres carrés où des essences différentes seront plantées. "Cela va créer une mosaïque. On va proposer des essences locales couplées à des espèces plus méridionales. En tout, ce sont entre 40 et 50 essences qui seront plantées." Le but n’est pas seulement de voir lesquelles s’adaptent le plus au territoire, mais aussi de créer une déambulation et un parcours pédagogique pour le grand public. Les plantations devraient avoir lieu en automne 2020.

Quelles sont les nouvelles essences
qui peuvent peupler
le département des Vosges ?

Pour que la forêt survive, il faut qu’elle soit la plus diversifiée possible. "On ne va pas remplacer tous les sapins des Vosges, on va garder ceux qui tiennent le coup et on va mettre du sapin d’ailleurs, plus résistant", souligne Denis Dagneaux face à la crainte de nombreux Vosgiens de voir leurs forêts défigurées.

Depuis quelques années, l’ONF teste de nouvelles essences sur plusieurs parcelles expérimentales dans la forêt domaniale, notamment à Monthureux, à Gelvécourt sur Adompt ou à Hennecourt.

On fait pousser dans les Vosges

Du Pin maritime

Le pin maritime, ou pin des landes est un arbre rustique qui résiste bien au froid (-15 °C) et dont la croissance est rapide. Il fut introduit dans les Landes à la fin du XVIIIe siècle pour fixer les dunes.

Du pin d'Alep

Le pin d’Alep vient du Sud de la France, de la garrigue et non pas de Syrie. Il aime la chaleur et supporte les sécheresses répétées.

Du chêne sessile

Le chêne sessile se trouve dans la plupart des forêts d’Europe. Il peut atteindre entre 20 et 45 mètres de hauteur et il est beaucoup plus rustique que le chêne pédonculé. Il peut supporter les sécheresses.

Cèdre de l'Atlas

Originaire de l’Atlas en Afrique du Nord, le cèdre de l’Atlas peut atteindre une hauteur de 30 à 40 mètres. Il a besoin de deux fois moins d’eau que les sapins.

Robinier faux acacia

Originaire d’Amérique du Nord, le robinier est peu sensible aux sécheresses estivales et aux fortes températures. Il est souvent présenté comme une espèce d’avenir. Ses fleurs abondantes sont mellifères et son bois est imputrescible.

Liquidambar

Un bel arbre d’ornement qui vire au rouge à l’automne. Résiste au froid et supporte une sécheresse passagère.

Chêne méditerranéen ou chêne vert

Il dépasse rarement les 15 m de haut. Son feuillage est persistant et il occupe souvent les sols les plus secs.

La forêt est marquée par trois années de sécheresses successives. Quand on la regarde bien, au-delà de la carte postale vosgienne, on peut voir ses cicatrices. Des épicéas rongés par les scolytes, des sapins séchés sur place par le manque d’eau, les chênes affaiblis par les attaques des chenilles processionnaires. Paradoxalement, le grand public n’est pas encore assez sensibilisé. Les forestiers vosgiens parlent d’une tempête silencieuse, une tempête qu’on ne voit pas, qu’on n'entend pas et qui provoque encore plus de dégâts que celle de 1998.

La forêt vosgienne ne sera pas la même à l’horizon 2050 et l’ensemble des acteurs doit se mettre autour d’une table pour établir une stratégie claire. Et régler notamment le problème de surpopulation de gibier, qui ne donne aucune chance aux jeunes pousses dans certains secteurs. Dans certains massifs, comme le Donon, le gibier ne donne aucune chance à la régénération de la forêt.

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Textes : Katrin TLUCZYKONT
Marion JACOB - Maya DIAB

Photos & vidéos: Alexandre MARCHI - Jérôme HUMBRECHT
Michel LAURENT

Archives et ressources documentaires :
Véronique CONRAUX

Montage : Service Support ERV